mercredi 22 mai 2013

Parler d'elle

Un mois qu'on en parle.
Un mois qu'ils occupent tous les esprits, qu'on en fait un sujet de plaisanterie "C'est pour toi ce soir !
- Rigole pas, je te réveille !"
Un mois que la surveillante stresse à la moindre entrée (il faut faire de la place, au cas où...), un mois que les collègues inquiets demandent "Et alors, on en est où ?"
Un mois qu'ils patientent au chaud dans le ventre de leur maman. Et comme ils ont été bien sages, on a dit qu'ils avaient le droit de sortir.

Fallait pas le répéter. J'avais pas posé le pied hors de l'ascenseur ce matin qu'une infirmière un chouille stressée m'accueille d'un "Génial, tu tombes bien, faut vite que t'aille au bloc, ils césarisent les triplés !"
Qu'à cela ne tienne, on prendra le temps d'arriver un autre jour.
Des triplés, en réa bébé, c'est toute une organisation. Déjà faut trouver trois tables de réa. Puis faut les brancher, dans un local déjà petit et surchauffé, et mettre autour de chaque table deux ou trois personnes pour bien faire. En attendant l'incision, on se répartit les équipes : "Toi et toi, bébé1, vous bébé2, et bébé3 ira là-bas, avec Machin et Truc."
Un cri dans le couloir, c'est le premier colis, petit mignon et rose comme il faut (né très exactement 19 minutes après ma descente de l'ascenseur). Arrive bientôt le deuxième, le troisième suit dans la foulée.

Pendant que dans 10 m2 surchauffés, une dizaine de personnes s'extasient sur les efforts méritoires de petits qui cherchent à comprendre ce qui leur arrive, et qu'on se lance dans des estimations genre "Combien tu dis ? 1 kg7 ?" agrémentés de commentaires attendris "Comme ils sont mignons ! Ah oui, c'est vrai qu'ils se ressemblent..." on entend un bruit de course dans le couloir.

C'est une règle : on ne court JAMAIS dans un hôpital. Sauf quand c'est vraiment très important. Genre vital. On ne crie pas non plus. Sauf éventuellement "Appelez le réa, VITE !!" Mais faut que ce soit très très important. Comme une maman qui meurt par exemple.

Un mois qu'on ne parle que d'eux.
Qu'on spécule sur leur poids, qu'on anticipe leurs capacités, qu'on redoute de les voir débarquer à 3h du mat' le soir où on est de garde. Un mois qu'on l'oublie un peu, elle, le réceptacle, le contenant.
La vie a parfois de drôles de façons de vous rappeler à l'ordre à coup de grande claque dans la gueule.

Au final, l'histoire n'est pas si noire, les bébés vont bien et maman lutte. Je veux croire qu'elle va s'en tirer, parce que ce serait trop trop moche autrement.

Mais voilà, je voulais parler d'elle, même si mon boulot à moi c'est plutôt les enfants, parler d'elles plus exactement, toutes celles qui, plus ou moins facilement, donnent la vie.

Et juste redire une fois encore le formidable boulot effectué tous les jours par ceux et celles qui travaillent au bloc obstétrical, quelle que soit leur fonction.
Ironie du sort, sur toutes les tenues roses aujourd'hui était accroché un panonceau "sage-femme en grève".

Edit : après une petite semaine de réa, maman s'en est sortie. Elle a pu regagner le service, retrouver ses bébés et s'est révélée si chiante qu'elle a fini par se mettre tout le service à dos. Retour à la vie normale, quoi :p

vendredi 10 mai 2013

Coïncidences

Il y a 4 ans de ça, j'ai reçu aux urgences la jeune L. 14 ans, qui avait des vertiges après avoir reçu un ballon dans la tête. Un scanner plus tard, le ballon est hors de cause. C'est pas facile d'annoncer à une jeune de 14 ans et à ses parents qu'elle a une tumeur de 6 cm dans le cerveau, et que non, on ne sait pas ce que c'est, mais qu'on l'envoie chez le super-spécialiste, oui oui, là maintenant, ce soir.

Je n'ai jamais revu L. Par le jeu des listes de destinataires cependant, je reçois de temps à autre le double d'un compte-rendu de consultation. Pas de caractère de malignité (pas un cancer, ndlt). Exérèse incomplète (pas pu tout enlever, ndlt). Récidive. Stabilité des lésions. Tout ça.

Aujourd'hui, c'est un pont on n'est pas nombreux, et j'assure donc les urgences alors que je n'y suis pour ainsi dire jamais en journée d'habitude. Se présente une jeune de 18 ans (et 1 mois) dont la mère insiste pour qu'elle soit vue en pédiatrie, "parce qu'elle a déjà été suivie ici". Motif : céphalées.
C'est Mademoiselle L. Elle a beaucoup changé, sa maman aussi, mais on se reconnait.

La discussion se fait cette fois beaucoup plus d'égale à égale. La dernière IRM, le contrôle prévu pour le mois prochain, les maux de tête que rien ne soulagent qui ont débuté brutalement il y a 3 jours.
La nouvelle IRM.
L'avis neurochirurgical nécessaire.

Ben en fait, c'est pas plus facile d'annoncer à une jolie jeune fille de 18 ans que oui, ça recommence.

Je leur ai dit qu'il ne fallait plus venir quand c'était moi. Non, parce que bon, quoi.




dimanche 5 mai 2013

La vraie vie.

{Billet perso, à visée cathartique}

Dimanche matin, il fait beau. Dragon1 joue dans le jardin. Dragon2 a un peu faim, et comme il est 10h et que le repas est loin, je lui donne un demi pain au lait, avec des pépites au chocolat dedans. On sort sur la terrasse, mais il rentre dans la maison peu après, pain au lait et camion à la main.

J'ignore ce qui m'a fait me retourner. Sans doute un borborygme. Plus de traces du pain au lait et Dragon2 fait de gros efforts pour vomir. Ma première réaction fut "Fait chier, il en a encore trop avalé d'un coup". Je l'attrape, je le penche en avant "Crache, crache !"
Silence.
Regard paniqué et silence.
Je lui ouvre la bouche : rien.

Et là, j'ai peur. Vraiment. Il continue à s'agiter, les larmes coulent, ses yeux m'accrochent, toujours aucun son et ses lèvres bleuissent tandis que ses joues pâlissent. Que faire ? Appeler le 15 ? Pas le temps.
Je le pose sur la table de jardin, devant moi, les deux poings sous le creux xyphoïdien, et je pousse, vite et fort, vers le haut.
Je ne vois pas son visage, mais pour la première depuis 30 ou 40 très longues secondes, je l'entends pleurer. C'est étouffé mais ça sort, et donc ça rentre aussi. Il respire. Je respire aussi.

Il m'a fallu ensuite deux tentatives, en y rentrant l'index entier, pour réussir à l'attraper et le sortir, ce p*** de bout de morceau de brioche compactée de mes deux, agrémenté de pépites de chocolats et de filets de sang.

Et voilà. Il ne s'est pas écoulé une minute, Dragon2 est rose, il pleure, ses petits bras me serrent fort, sa tête est dans mon cou, mes jambes ne me portent plus et mes surrénales viennent de griller 3 années d'un coup.

Ce que j'en conclus :
- Que dans l'urgence, c'est le sous-cortical qui prime, et c'est bien mieux comme ça.
- Que j'aurais jamais cru que mon premier Heimlich ce serait sur un de mes enfants.
- Que même en sachant pertinemment qu'il allait bien, j'ai quand même été raconter mon histoire à mon collègue de garde, parce que ce temps "post-critique" aux urgences est une nécessité. (Je ne l'ai jamais fait, mais je l'ai vu faire : ne jamais banaliser, même une bête convulsion fébrile).
- Que la vraie vie tient parfois à d'infimes détails : un pain au lait, 5 ou 6 mètres, quelques minutes...

Déjà le souvenir en est flou, comme si la résilience avait mis l'accent sur "oubli accéléré". Oublions. Oublions ce visage paniqué aux lèvres violettes dont aucun son ne sort, oublions que l'impensable peut se produire à n'importe quel moment, et surtout surtout, oublions les pains au lait.